La prostitution sacrée dans le Cantique des cantiques
Il s'agit d'un article écrit au départ pour une publication sur la sexualité sacrée. Ceci explique le sujet retenu qui n'est pas le sujet dominant dans notre Cantique.
Ce petit article n’a pas vocation à démontrer les thèses proposées, pour cela, il faudrait un livre ou une thèse. Je me bornerai à donner quelques-uns des résultats de mes recherches sur l’un des textes majeurs dans la conception de ce que l’on appelle amour en occident. Vous me pardonnerez donc la faiblesse de mes argumentations que je réserve pour une étude plus approfondie.
La conception de l’amour en occident vient, gosso modo, du Banquet de Platon, et puis un peu des évangiles, et plus discrètement mais plus profondément, de la tradition courtoise que les arabes nous ont apportée pendant la conquête et dont le prototype se trouve résumé dans ce petit texte étonnant de la bible hébraïque : le Cantique des cantiques.
« Qui veut commenter le vide n’a qu’à commenter le Cantique des cantiques » disait Guido Ceronetti. Je ne vais pas m’atteler à cette tâche maintenant, mais simplement réfléchir à une phrase de ce livre et qui est l’une des plus belles de toute la bible : « Si un homme donnait tous les bien de sa maison pour l’amour, on l’aurait en profond mépris » (VIII. 6.).
Le Cantique est clairement un livre païen. J’entends ici par ce mot qu’il n’est pas yahviste (pas de références à YHVH, l’Éternel, le dieu de Moïse). En revanche, il est bourré d’apparitions surnaturelles, ou naturelles plutôt. Il est aussi empli de références à des rites hiérogamiques qui mettent en scène un couple sacré qui rappellent les cultes de Baal et Ashera et bien d’autres qui seront plus tard « yahvisés » et masculinisés pour faire disparaître l’influence féminine jusque dans la transition des noms propres vers le masculin. Je m’excuse encore de ne pas prendre le temps de démontrer cette affirmation, je réserve une étude ultérieure sur le sujet qui développera ces idées plus sérieusement…
En gros, la principale divinité du Cantique est Shaddaï, de la formule El Shaddaï (cf Ex VI. 3.), qui est habituellement traduite par Dieu Puissant. Dans le Cantique et dans la langue hébraïque, le mot shadaï est utilisé pour désigner les seins (de la fiancée), ce qui devrait faire penser que El Shaddaï n’est pas un dieu puissant, mais fertile. En effet, les Shéddim (pluriel de Shaddaï) sont aussi les esprits de la nature que les arabes appellent Djennouns (pluriel de Djinn). Ils sont évidemment considérés comme mauvais comme tout ce qui est féminin dans une société très patriarcale. À côté des Sheddim, on trouve ça-et-là des versions cachés d’élohim, et de élion, entre autres divinités naturelles que le Yahvisme s’appropriera plus tard (ou pas : dans le même verset, nous avons aussi une référence aux cultes d’Ashera/Astarté - l’amour - et de Moth - la mort).
On trouve aussi des descriptions de cérémonies d’unions sexuelles dont les préliminaires se passent dans un jardin clôt (qui n’est donc pas qu’une allégorie pour désigner l’intimité de la fiancée) et pas mal d’autres trésors enfouis que l’on découvre petit-à-petit à la façon des archéologues (voir les excellents travaux de Thomas Römer et d’Israël Finkelstein).
Avec le Cantique, nous avons clairement affaire à une société non-patriarcale, voire pré-patriarcale.
C’est dans ce contexte que la phrase citée plus haut « Si un homme donnait tous les bien de sa maison pour l’amour, on l’aurait en profond mépris » (VIII. 6.) prend tout son sens.
Je l'attribue ici à la fiancée, ou à une femme en général. En effet, il n'est pas toujours évident d'attribuer l'origine de certainnes phrases : qui parle ? elle ?, ou lui ? On fait inconsciemment un choix qui nous permet de donner le sens généralement admis par la tradition alors que l'on peut parfois avoir des surprises quand on réfléchit un peu plus à la question.
Que signifie, en clair, cette phrase dans ce contexte ? J’y vois une condamnation de la prostitution, ou plutôt une condamnation du client, ce qui est unique dans la bible.
Cette phrase signifie alors : « Tu penses que tu peux acheter mon cul ? tu es donc minable à ce point ? » ce qui implique : « Je n’ai pas besoin de ton fric connard ! Je peux vivre sans toi et sans fric ! ».
La notion de prostitution sacrée viendra plus tard, dans une société marchande dans laquelle le sexe deviendra, comme le reste, une marchandise. Les hommes devront alors travailler pour vivre, travailler deviendra synonyme de liberté (« Travailler rend libre » promettait une célèbre devise du XX° siècle). Dans une telle société esclavagiste les femmes acquerront une ombre de liberté et d’indépendance en… travaillant… voire en travaillant du sexe. À mon sens, cette notion n’existe pas dans le Cantique des cantiques.
Matthieu Frécon, Sarreyer, Mars 2023