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L'alchimie est-elle vraiment un travail de femme ?
L'alchimie est-elle vraiment un travail de femme ?
Pour les nouveaux venus dans l'arène, je dois expliquer que ce titre énigmatique n'est pas une simple remarque phallocrate sorti de mon esprit aviné (ce n'est pas vrai, il n'est pas aviné : je ne bois que de l'Absinthe, de la Fée Verte)… Il s'agit en fait de la citation de l'un des adages préférés des amateurs de l'Art Royal : L'alchimie est un travail de femme et un jeu d'enfant.
Alors pour ce qui est des enfants et de leurs jeux, des grands enfants être précis, j'en ai connu bon nombre dans les nobles assemblées philosophiques que j'ai fréquentées, mais des femmes, dans ce microcosme alchimique, ça ne coure pas les rues… Pourtant, l'imaginaire alchimique regorge de reines, de déesses, et de compagnes d'alchimistes auxquelles ces messieurs doivent tout, forcément… (Mais en fait, Pernelle Flamel, la femme de Nicolas, est la seule qui soit vraiment connue). Les textes offrent une érotique alchimique remarquée par tous, de Jung à Crowley en passant par Jean Dubuis (Que son âme me pardonne cette amicale facétie…). Mais là encore, ce sont de virils serviteurs de notre philosophie qui s'expriment (Et c'est encore mon cas d'ailleurs… Mais qu'y puis-je ?).
Alors où sont-elles ces travailleuses élues d'Hermès ?
Un jour, plaisantant avec l'un de mes compagnons de cornues et de fourneaux, un fort mâle comme moi, je lui suggérais cette explication : "En alchimie, on est tout le temps en train de faire la vaisselle, ça doit sans doutes venir de là l'expression !" Lui, beaucoup plus pragmatique que moi (je veux dire qu'il avait beaucoup plus de succès que moi auprès de l'objet de notre discussion) préférait penser que "non, l'alchimie est un travail de femme parce qu'il faut beaucoup d'amour pour être alchimiste" (et toute plaisanterie à part, c'est évidemment lui qui avions raison…).
Sinon, il y a une multitude d'explications plus où moins techniques, plus ou moins alambiquées, qui servent toujours à nourrir les longues soirées entre alchimistes (Mais encore une fois, ce n'est pas vrai, ce qui nourrit les alchimistes en salon en fait, c'est encore les femmes !). Mais ces explications ne répondent pas à cette question typiquement masculine : les alchimistes, où sont-elles !?
Et bien, si l'on regarde la littérature alchimique, ça va être vite vu, et vite lu, parce que avant le XX° siècle, des écrivaines de l'Art Royal, il n'y en a pas. Et en France, au XX°s., il y en a deux. Ça ne nous fait pas beaucoup !
Et bien au moins, ça nous changera parce que des livres d'alchimie écrits par des hommes, il y en a vraiment beaucoup, beaucoup trop pour moi, et en plus, ils ne sont pas toujours très agréables à lire (de vraiment agréable à lire, je n'en connais qu'un, et comme il est anonyme, avec un peu de chance c'est une femme qui l'a écrit ! c'est La Nature Dévoilée - autrement nommée La Chaine d'Or d'Homère - qui fut écrit dans l'Allemagne rosicrucienne du XVIII° s.).
Ces deux femmes alchimistes et écrivains sont Vivianne le Moullec, qui est une druidesse spagyriste et qui pratique et enseigne de nos jours dans les forêts de Bretagne, et Irène Hillel-Erlanger, qui fut scénariste aux débuts du cinéma et qui participait largement à l'avant-garde artistique aux côté de Aragon, André Breton, Tristan Tzara, Germaine Dulac &c… &c…
Ces deux femmes ont écrit chacune un livre de leur pratique alchimique, et ces deux livres ont (évidemment !) quelque chose qui manque à tous les autres : un charme et une chaleur particulière (remarque facile…), et aussi une méthode particulière (les femmes seraient-elles plus douées pour la pédagogie ? c'est là qu'il faut tendre l'oreille !).
Viviane à écrit un manuel pratique très chaleureux sur la fabrication des élixirs spagyriques végétaux. Le genre "la spagyrie pour tous, sans complexe et sans laboratoire". La pratique est facilité par un style que les américains (qui sont de grands pédagogues eux aussi) appellent "pedestrian" et que je traduis par "style discussion en balade". Viviane parle à la première personne (comme nous-même voyez-vous) de son expérience, sans flonflons. À la lecture, on a tout de suite l'impression de se retrouver assis à ses côtés autour d'un petit camping-gaz dans le jardin en train d'essayer de calciner des plantes, ou dans la maison le soir autour d'une tasse d'infusion en train de parler de nos petits bobos et comment les soigner avec les plantes et la spagyrie.
Ce n'est pas chez Canseliet qu'on serait reçu comme ça…
Le livre de Viviane est un manuel du genre "faites-le vous-même" qui se lit comme un livre de cuisine plein de petites anecdotes ou comme "La Hulotte" (ou comme "L'Alambic, l'art de la distillation" d'après ce qu'on dit…). Un livre que l'on peut comprendre même si l'on n'a pas de matériel, et même sans avoir passé de longues veillées studieuses avec un dictionnaire grec-égyptien sur les genoux pour essayer de comprendre le jargon hermétique… Et ça marche ! Je connais bon nombre de ses lecteurs qui peuvent raconter les joies qu'ils ont obtenus de la pratique facile de ce petit bouquin :-)
Vous êtes un virtuose de la littérature alchimique qui résout milles rébus et autant d'énigmes fabuleuses mais qui garde toujours un arrière-petit goût amer en bouche, un petit sentiment de déception et de découragement quand il s'agit de sortir les ballons ? Alors faites-vous plaisir : achetez "Les Elixirs floraux de Viviane" et avec quelques bocaux, un peu de gnôle et quelques touffes de mauvaises herbes vous passerez le meilleur week-end de toute votre vie d'alchimiste !
La seule chose que je reproche à Viviane, et c'est à mon avis impardonnable pour une bretonne, c'est qu'elle préfère le rhum au calva pour son travail… Mais c'est peut-être une tradition familiale ? Une famille de marins ?
Notre seconde alchimiste est Irène Hillel-Erlanger, auteure d'un merveilleux petit roman écrit dans le style dada : les Voyages en Kaléidoscope paru en 1919. Son style et le but qu'elle se propose d'atteindre sont très très différents de celui de Viviane le Moullec. Irène était une artiste de la belle époque, issue d'une famille juive orientale très bourgeoise et très intégrée dans la culture artistique française de son époque. Son salon accueillait les dadaïstes et les surréalistes, Aragon et Jarry chroniquaient ses poèmes… Enfin, elle fut l'associée et la partenaire de travail de Germaine Dulac, qui fut l'une des premières cinéastes françaises.
Dans un style très cinématographique, qui emprunte aussi aux fantaisies typographiques et cryptographiques des dadaïstes de l'époque (1), Irène a composé ce petit roman insigne, poétique, et symbolique que les alchimistes ont remarqués parce qu'il est cité dans Fulcanelli, dans une ligne probablement ajoutée par Canseliet (Merci Eugène !, une fois n'est pas coutume !) aux manuscrits qu'il a rassemblé sous ce patronyme générique - Ceux qui me connaissent noteront que ce n'est pas souvent que je fais l'éloge de Canseliet !
Alors qu'y a t-il de si original, créatif et abouti dans ces "Voyages" ?
Et bien, outre sa forme littéraire elle-aussi originale pour un manuel hermétique, c'est peut-être le premier livre alchimique à développer un aspect totalement négligé par la littérature classique : Il traite des étapes psychologiques traversées par l'étudiant dans son développement. C'est probablement le seul livre qui décrit avec autant de précision les problèmes et les états d'âme traversés par l'alchimiste : problèmes d'égo, problèmes posés par les rapports avec la société… C'est le journal intime d'un alchimiste en pleine mutation, c'est son thermo-maitre émotionnel.
Le travail lui-même, les procédés, les matières &c… ne sont pas absents et le symbolisme et les codes classiques de la littérature du genre abondent dans un décorum très oriental (les Hillel-Manoach viennent de l'Empire Ottoman, n'oublions pas). D'après ma lecture, le travail suit une voie classique ancienne dont on trouve des traces dans le livre du prophète Ezéchiel qui consiste en une calcination solaire d'une matière métallique, ici la galène (aujourd'hui c'est plutôt plutôt son cousin - l'antimoine - qui est à la mode). La matière est calcinée par les rayons lumineux concentré par un jeu de loupes (d'où le Kaléido et le cinéma). Cette voie est restée très secrète jusqu'aux publications de Stéphane Barillet il y a quelques années (mais depuis, tout le monde y a tâté, merci Steph !). Canseliet suggère la galène par une analyse graphique du titre qui dessine un mot composé de Kale (le début de kaléidoscope) qui est intercepté par le "en" de voyages en kaléidoscope et qui donne donc : Kalen. J'avais moi-même trouvé une anagramme dans la définition de l'une des protagoniste de l'histoire, Véra "l'inégalable" (la "galène habile") qui correspond bien à la fonction de la comtesse Véra. Le livre est truffé de ces anagrammes, et autres codes. J'ai même trouvé un rébus en ritournelle (la ritournelle est une octosyllabe qui se finit -se retourne- en L. Les titres de Fulcanelli sont des ritournelles par exemple. Elles révèlent des rébus. Eux-mêmes restent souvent énigmatiques…) !
La "recette" elle-même, si elle est assez claire pour celui qui la connait, n'est que secondaire dans l'œuvre : en effet, l'alchimie étant une histoire d'artiste (et de femmes !), la recette disparait souvent dans la créativité du cuisinier qui l'arrange à sa sauce, parce que chacun a ses goûts et chacun a son destin… Le plus important dans ce journal intérieur, c'est qu'il peut nous aider à nous repérer dans notre propre aventure alchimique, que l'on suive cette voie ou une autre.
L'ambiance des Voyages est très orientale, comme toute notre alchimie d'ailleurs… On y trouve aussi de la Kabbale et de la mystique juive, bref, les origines séfarades d'Irène comptent plus que ce qu'affirme un certain commentateur mâle et franco-français qui ne peut voir dans notre héroïne qu'une disciple de Fulcanelli ("who else?" dirait l'évidence de la médiocrité). En fait, les ancêtres d'Irène ont toujours été plus ou moins proches du pouvoir ottoman, côté banque surtout. J'aime à rêver d'une petite tradition familiale discrète qui aurait compté, entre deux rabbins, un médecin ou un trésorier qui se souvenaient d'une certaine façon de voir le monde à travers ce que la petite Irène appellera en son temps le "Kaléidoscope"… D'ailleurs, le livre est, comme très souvent dans les livres d'alchimie un mélange désordonné de procédés littéraires, d'images et de narration : il faut prendre ce que l'on trouve, il faut chercher un peu plus, mais il faut accepter que les codes ne vont jamais au bout de leurs promesses, parce que ce livre est comme une discussion un peu décousue : il est vivant, passionné, et l'on passe facilement du coq à l'âne…
C'est un petit chef-d'œuvre récréatif et très touchant, et aussi très profond.
Irène Hillel-Erlanger mourra brutalement quelques mois après la publication, à l'équinoxe du printemps 1920. Son fils, Philippe Erlanger, n'est pas connu pour avoir perpétué la tradition alchimique familiale, mais pour avoir fondé le festival de Cannes. Plus tard, un certain Eugène Canseliet, déjà maitre dans l'art de la mystification de l'histoire de l'alchimie de son époque fera courir le bruit qu'Irène mourut empoisonnée à la suite de la publication de ce livre "qui en disait trop" et surtout dont la dédicace "révélait trop clairement l'identité de son maitre" (entendez par là le mystérieux Fulcanelli, dont il fut bien sûr le seul disciple…). Ce mensonge s'intègre dans une longue mystification que Canseliet a entretenue pour créer la légende d'une confrérie alchimique secrète (et criminelle au besoin donc) dont seul Canseliet lui-même connait le détail, et qui transmet, par la seule voie de maitre à disciple, la recette secrète de la Pierre Philosophale. Le résultat de ce mythe est que les alchimistes français au XX°s. n'ont pas été très épanouis…
Ah oui, j'oubliais un joli détail. Il y a dans les Voyages d'Irène une femme mystérieuse et sage, un genre de Sainte Vierge initiatrice ou consolatrice selon le cas. Elle se nomme Grâce (naturellement) et a une beauté insondable… C'est une femme voilée…
Voilà, je voulais juste rappeler l'histoire des deux femmes qui ont participé (et qui participe encore pour Viviane) à l'aventure alchimique en France. Ce sont deux femmes novatrices et libératrices. Deux femmes différentes qui nous offrent une sensibilité et une façon d'être alchimiste très féminine, qui nous manque souvent dans le milieu… La bienveillance et l'attention aux états psychologiques qui président à l'initiation avec Irène, et l'art de guérir dans la nature et le monde végétal avec Viviane : voila ce qui a tellement manqué aux alchimistes français au XX° siècle.
J'aurais aimé développer un peu plus, mais il se fait tard maintenant, et j'ai une monstre vaisselle à faire avant que n'arrive la smala, alors…
Matthieu Léon 8/11/16
Les élixirs de Viviane par Viviane le Moullec, éditions du Dauphin.
Voyages en Kaléidoscope par Irène Hillel-Erlanger, éditions Georges Crès 1919, réédité en 1977 (La Tourbe) préface de Jean Laplace, 1984 (la Table d'Émeraude) préface de A Coïa-Gatié, 1996 (Allia) préface de Jacques Simonelli.
(1) Tristan Tzara, comme plusieurs de ses compagnons, était un immense spécialiste de la cryptographie dans la poésie de Villon ou de Rabelais. Le dernier des 6 volumes de ses œuvres complètes chez Gallimard est entièrement consacrée au décryptage de leurs codes… Ces révolutionnaires de la plume avaient une très très sérieuse culture de la langue française qu'ils pouvaient partager avec des auteurs comme Grasset d'Orcet ou "Fulcanelli", histoire de rappeler en passant l'ambiance littéraire de l'époque…